L’entrepreneuriat : levier d’insertion sociale, atout pour la transition écologique et chemin de citoyenneté

Entretien avec

Frédéric Lavenir, Président de l’Adie

« Notre conviction est que le travail indépendant, intrinsèquement à dimension humaine et ancré dans les territoires, en proximité des lieux de vie, est par nature un point de convergence de l’économie et de l’écologie. »

Pouvez-vous nous présenter l’Adie ?

L’Adie aura bientôt 35 ans. Depuis 35 ans, elle plaide et agit, par le puissant moyen du microcrédit accompagné, pour faire de l’initiative économique un droit du citoyen, autrement dit pour que nul ne soit empêché de créer son propre emploi.

Ce défi, les 2 000 salariés et bénévoles de l’association le relèvent au quotidien, en métropole et outre-mer, dans les villes, les quartiers et les campagnes, auprès de toutes les personnes qui n’ont pas accès au crédit bancaire et qui, d’une manière ou d’une autre, subissent une forme d’exclusion. Telle est la mission de l’Adie : lever les freins financiers et administratifs, lever les barrières psychologiques et pratiques auxquels se heurtent celles et ceux qui ont envie d’entreprendre mais n’ont pas l’argent, ou les compétences, ou les réseaux, ou la confiance en soi nécessaires pour se lancer.

On dit parfois que les Français ne sont pas des entrepreneurs : est-ce une réalité selon vous ?

C’est tout le contraire ! Malgré les conséquences de la crise sanitaire, les incertitudes économiques, la hausse des prix à la consommation et ceux de l’énergie, l’envie d’entreprendre se répand dans la société française à une vitesse incroyable.

Nous avons prêté l’an passé près de 150 millions d’euros à plus de 26 000 entrepreneurs et le nombre de projets financés et accompagnés par l’Adie est en croissance forte et constante d’une année sur l’autre : restaurateurs, couturiers, maraîchers, commerçants, réparateurs de bicyclettes, femmes et hommes à parité, ils sont de plus en plus nombreux à rechercher non seulement un revenu mais aussi une autonomie et un sens à leur travail, qu’ils trouvent dans l’entrepreneuriat.

L’entrepreneuriat aurait-il donc sa place au sein des politiques de l’emploi ?

Mais bien sûr ! La création d’entreprise est un levier extrêmement efficace d’insertion dans l’emploi et même plus largement d’inclusion sociale par l’emploi. Nous prêtons en moyenne 5 000 euros par projet à des personnes qui sont majoritairement en dessous du seuil de pauvreté et très faiblement qualifiées ; or après trois ans, 9 sur 10 sont effectivement insérées dans l’emploi !

La loi Plein Emploi portée actuellement par le Ministre du Travail, en inscrivant les structures d’accompagnement à la création d’entreprise telle que la nôtre au sein du réseau France Travail, marque une étape décisive dans le processus lent mais irrésistible de reconnaissance du travail indépendant.

Rejoindre le réseau France Travail va permettre à l’Adie de développer partout sur le territoire une coopération étroite avec tous les acteurs de l’emploi et de l’insertion.

C’est une vraie révolution, et il était temps !

Que reste-t-il à faire alors ?

Nous ne sommes encore qu’au début du long chemin vers la modernité de notre cadre juridique et social… Et de nos mentalités ! La grande majorité des acteurs économiques et politiques continuent en effet de se représenter le monde de manière très décalée par rapport à la réalité des aspirations des gens et de l’évolution structurelle de l’emploi, comme si le salariat restait l’alpha et l’oméga, l’idéal indépassable.

Or un nombre croissant de nos concitoyens, en particulier les jeunes, ne veulent plus être salariés, ou en tout cas ils ne veulent plus l’être exclusivement et pour toute la vie.

Le salariat comme forme dominante et éminemment désirable de l’emploi n’aura probablement été qu’un assez bref intermède de notre histoire économique : l’économie de demain, décentralisée, insérée dans les territoires, à échelle humaine, écologique, réservera à nouveau une large place au travail indépendant que l’industrie lourde, l’agriculture capitalistique et la grande distribution ont largement détruit entre 1950 et 2000 et qui aujourd’hui renaît de ses cendres sous des formes nouvelles.

Or, notre système social, entièrement construit autour du salariat, est complètement à contretemps et laisse en bonne partie dans un angle mort la population croissante des travailleurs indépendants et des petits entrepreneurs. Ce n’est pas tenable très longtemps !

Concrètement, cela signifie quoi ?

Tout d’abord reconnaissons que depuis quelques années des progrès réels ont été réalisés et il faut les saluer : création du statut d’autoentrepreneur, quasi universalisation de la couverture maladie-maternité, création de l’allocation aux travailleurs indépendants…

Mais il reste une énorme distance à parcourir jusqu’à l’universalisation des droits sociaux. L’abandon du projet de réforme des retraites de 2017-2018 est à cet égard une catastrophe sociale à retardement : le système finalement non réformé continue de fabriquer dans l’indifférence générale des générations de futurs retraités pauvres, ces indépendants à faible revenu scandaleusement exclus de la solidarité nationale.

Et parce que nous ne parvenons pas à sortir de cette logique ancienne consistant à différencier les droits sociaux des actifs en fonction de leur statut juridique, et à attacher ces droits non aux personnes mais aux « régimes » auxquels elles sont assignées, nous manquons à la fois à l’équité et à l’efficacité : les indépendants sont en pratique exclus de la couverture chômage ainsi que de toute protection sérieuse contre les accidents du travail, l’invalidité ou l’incapacité de travail durable ; ils sont de facto exclus de l’accès au logement locatif privé, à la formation professionnelle continue, à la validation des acquis de l’expérience…

L’Adie a-t-elle un rôle à jouer dans ce contexte ?

Évidemment ! En renforçant sans cesse, avec l’appui de ses partenaires publics et privés et l’engagement de ses collaborateurs salariés et de ses bénévoles, son action sur le terrain ; en continuant d’innover pour aller toujours au plus près des besoins des porteurs de projets, lever les obstacles réels ou fantasmés qui les empêchent d’entreprendre et compenser autant que possible les défauts et les limites du système…

Le financement et l’accompagnement efficace du plus grand nombre possible de projets d’entreprise (qui sont aussi des projets de vie !) sont notre première responsabilité et aussi notre fierté.

Et comment aller plus loin ?

Notre conviction est que le travail indépendant, intrinsèquement à dimension humaine et ancré dans les territoires, en proximité des lieux de vie, est par nature un point de convergence de l’économie et de l’écologie.

Aussi notre priorité est-elle désormais d’enrichir notre mission d’une forte dimension écologique, devoir citoyen autant qu’exigence incontournable vis-à-vis des entrepreneurs : car aucun projet aujourd’hui ne peut prétendre ignorer les opportunités et les contraintes liées à la transition écologique.

C’est un défi, que nous avons commencé à relever en intégrant systématiquement cette dimension nouvelle dans notre offre financière comme dans notre offre d’accompagnement.

Au-delà de cette urgence, demeure pour l’Adie une grande ambition, ancienne et nouvelle à la fois, qui trouve sa source dans la vision de notre fondatrice, Maria Nowak, femme d’exception et pionnière en France du microcrédit.

Son idée à la fois tellement dérangeante et tellement féconde de « redistribution du capital productif » reposait sur l’intuition qu’en accordant une « prime à la création d’entreprise » à tout entrepreneur dénué de ressources et de capital, l’État inventerait une redistribution d’un genre nouveau, une redistribution « pour entreprendre ».

Cette idée a trouvé une nouvelle actualité avec le lancement par le Gouvernement, fin 2022, du Programme Inclusion par le travail indépendant assorti de la Prime Jeunes, avancée symbolique majeure et premier pas, modeste mais concret, vers la création enfin d’un droit réel à l’initiative économique pour tous.

L’Adie continuera de porter cette ambition, par son action au quotidien comme par son plaidoyer.