ESS : s’engager dans une démarche collective de changement d’échelle

Entretien avec

Pierre-René Lemas, Président de France Active

« Autant le sujet de la finance solidaire s’est imposé dans la société, autant son ampleur demeure encore trop limitée. »

Pouvez-vous nous rappeler les missions et champs d’action de France Active ?

France Active est d’abord un mouvement d’acteurs engagés au service de la transformation sociale par la solidarité et la coopération. Elle agit en faveur des entrepreneurs rencontrant des difficultés dans l’accès au financement en se portant caution de leur prêt bancaire. Elle intervient aussi auprès des associations et des entreprises de l’Economie sociale et solidaire en leur donnant la possibilité d’investir. Ces structures bénéficient ainsi de capitaux patients leur permettant de développer leur utilité sociale et écologique.

Notre action repose sur la notion de l’engagement. Tout projet doit nécessairement intégrer au moins une des cinq dimensions de l’engagement que nous défendons, à savoir : la création d’emploi, le développement territorial, l’écologie, le lien social et le recours à une gouvernance démocratique.

Nous avons été les premiers en 2015 à porter une vision aussi exigeante de l’engagement. Même si, tout le monde se dit engagé aujourd’hui, nous demeurons les seuls à conditionner notre accompagnement et nos financements autour de l’engagement.

Quelles ont été ses évolutions depuis sa création en 1988 ?

France Active a été créée à la fin des années quatre-vingt, au départ, pour apporter des réponses concrètes au chômage de masse. L’idée reposait sur le fait que tout chômeur pouvait créer son propre emploi en créant son entreprise. Encore fallait-il leur donner accès au financement. A l’époque, les banques étaient très réticentes à financer des personnes en situation de fragilité.

Notre métier de garant a connu alors un essor considérable grâce à notre travail de conviction que nous avons mené auprès du secteur financier.

Très vite, son fondateur, le résistant et économiste Claude Alphandéry, a su aussi porter le développement des entreprises d’insertion. L’idée reposait sur le fait que ces structures pouvaient accompagner les personnes en difficulté dans leur retour à l’emploi. Le combat était double : convaincre l’Etat d’apporter une aide à ces entreprises ayant une forte dimension sociale et mobiliser des financements privés pour soutenir leur développement.

C’est au début des années quatre-vingt que nous avons développé notre métier d’investisseur. Edmond Maire, fondateur de notre société d’investissement, a su mobiliser le législateur pour renforcer l’accès à l’épargne solidaire. Depuis 2002, l’épargne salariale contient systématiquement des fonds solidaires, entre 5 et 10% des placements.

Pour France Active, c’est le moyen de développer sa collaboration avec les principales sociétés de gestion de la place financière. Tout cela illustre notre capacité à agir au service des politiques publiques en mobilisant des fonds publics (Fonds de cohésion sociale et fonds régionaux) nous permettant d’assurer notre métier de garant et à capter l’épargne solidaire de nos concitoyens pour la réinjecter dans l’économie réelle, sur des projets à forte dimension sociale et écologique.

Aujourd’hui, nous mobilisons chaque année 500 millions d’euros permettant l’accompagnement et le financement de 35 500 entreprises, générant la création ou la consolidation de plus de 60 000 emplois.

Quelles sont les actions spécifiques que vous menez auprès des entrepreneurs les plus fragiles ?

Le combat pour l’accès au financement de ceux qui portent un projet d’entreprise mais qui n’ont ni ressources ni réseaux et sont éloignés de l’activité économique et de l’emploi, demeure notre priorité. Mais désormais ce combat doit aussi porter sur les conditions même d’exercice de l’entrepreneuriat pour ce public souvent en grande difficulté. L’uberisation de l’économie conduit à transférer du salariat vers la création de mini entreprises individuelles elles même par nature précarisées.

Nous voulons donc accompagner et protéger l’entrepreneur sur l’ensemble de son parcours d’abord en sécurisant son accès au crédit mais aussi en lui donnant les clés pour maîtriser les risques. Sur cette phase de création, nous avons donc renforcé notre appui aux publics les plus fragiles (chômeurs de longue durée, bénéficiaires du RSA) et issus de territoires eux même fragiles (quartiers urbains et zones de revitalisation rurale).

C’est notre priorité grâce au partenariat de l’Etat, des régions et de l’Europe. Nous sommes également partenaires du ministère du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion pour «l’inclusion par le travail indépendant». Et nous renforçons notre action d’accompagnement décentralisé (entretiens, formations, webinaires…)

Comment déclinez-vous vos actions sur les territoires ?

Nous sommes d’abord un réseau national d’associations territoriales : 35 associations en métropole et dans les Outre-mer avec plus de 170 lieux d’accueils. Et en même temps nous pilotons deux sociétés financières, une société de garantie (France Active Garantie) sous le contrôle de l’autorité de contrôle prudentiel et de résolution et une société d’investissement (France Active Investissement) dédiée à l’Economie sociale, solidaire et aussi écologique.

Un journaliste disait récemment que nous sommes un «ovni de la finance » ce qui illustre bien notre singularité. Nous travaillons en effet avec toutes les Régions, en partenariat avec les Départements et les EPCI.

Nous sommes partie-prenante de nombreux outils et lieux de développement comme les pôles territoriaux de coopération économique, les territoires zéro chômeurs ou la plupart des incubateurs locaux. Et nous pensons que le chemin du développement économique et de la lutte contre l’exclusion sociale passe par la coopération entre tous les acteurs des territoires : collectivités, associations, entreprises, banques et mutuelles, syndicats…

Nous avons lancé grâce à l’impulsion de Claude Alphandéry des clubs de coopération qui seront bientôt généralisés partout.

Comment ont-elles pu grâce à votre aide traverser la pandémie ?

À notre échelle, notre action a été particulièrement déterminante pour les entrepreneurs que nous accompagnons, comme pour les petites structures de l’Economie sociale et solidaire (ESS). Sous l’impulsion d’Olivia Grégoire, alors secrétaire d’Etat à l’Economie sociale, solidaire et responsable, nous avons géré en 2021 le fonds Urgenc’ESS, une dotation de l’Etat de 30 millions d’euros au bénéfice des associations et entreprises de l’ESS de 10 salariés et moins.

Cela nous a permis de soutenir sous forme de primes 5 000 structures, dont beaucoup n’étaient pas connues de nos équipes. Ce fut d’ailleurs l’occasion pour nous de les accompagner dans la durée et de les aider à sortir de cette logique d’urgence.

Plus largement, nous sommes intervenus en complément des politiques publiques pour concentrer notre action sur les publics les plus fragiles et les entreprises de l’ESS. Avec l’appui des Régions, comme avec le soutien d’acteurs privés (sociétés de gestion, mutualistes, Banques des Territoires, Fondation de France), nous avons notamment créé un programme de relance doté de 15 millions d’euros en faveur des entreprises de l’ESS.

Aujourd’hui, nous sommes encore plus vigilants dans le suivi et l’accompagnement des entreprises de l’ESS que nous finançons. Chaque année, nous réalisons une campagne post financement de tout notre portefeuille d’entreprises solidaires nous permettant d’évaluer la solidité de leur modèle.

La crise sanitaire et la période d’inflation que nous connaissons ont fragilisé les entreprises et les associations dont le modèle économique était peu résilient. C’est bien notre mission de pouvoir leur permettre de réorienter leur modèle vers plus de performance économique tout en leur donnant le temps nécessaire pour préserver leur projet d’utilité sociale.

Quelles différentes solutions et approches proposez-vous ?

Notre action se veut complémentaire à ce que font les banques et les investisseurs privés. Nous travaillons avec l’ensemble d’entre eux pour apporter conseils, mises en réseaux et financements auprès des entrepreneurs engagés.

En tant qu’association, nous bénéficions du soutien de l’Europe, de l’Etat et des Régions pour accompagner dans la durée ces entrepreneurs. Cela traduit par une sécurisation de leur financement à travers nos solutions de garantie bancaire et différentes formes d’investissement adaptées aux phases de vie de ces structures et à la nature de leur statut (entreprises de l’ESS et associations).

France Active fait figure de pionnière de la finance solidaire. Comment a-t-elle évolué ces dernières décennies ?

La marge de progression est énorme ! En 2022, les Français ont épargné en moyenne 6000 euros par an soit 158,7 mds d’euros au total. Si chaque Français dirigeait ne serait-ce que 2% de tout ce qu’ils investissent sur des produits d’épargne solidaire, nous doublerions l’encours actuel !

25% des Français* veulent donner du sens à leur épargne mais près de 7 français sur 10 ne sont pas informés sur les produits, leur rentabilité et leur finalité. Qu’attend-t-on pour les rendre acteurs de leur choix en leur donnant les clés pour passer à l’acte ? L’heure de la mobilisation a sonné.

Quels nouveaux défis sont aujourd’hui à relever ?

Le premier défi concerne les publics les plus fragiles qui se tournent vers l’entrepreneuriat. Nous voulons développer notre action auprès d’eux et les protéger davantage face aux aléas de la création d’entreprise. Bien-sûr, cela concerne la sécurisation financière, mais c’est plus largement notre métier de l’accompagnement qui doit pouvoir être renforcé.

Concernant le secteur de l’ESS, nous devons nous engager dans une démarche collective de changement d’échelle. Les acteurs publics doivent pouvoir donner une plus large place au financement de l’ESS. Un premier acte concret consiste à mieux orienter les acteurs de l’ESS vers les achats publics, sans doute en renforçant les obligations de l’Etat, des collectivités et des entreprises publiques à intégrer des clauses à dimension solidaire et écologique dans leur politique d’achat, et en développant l’ingénierie d’accompagnement de ces entreprises. La Ministre déléguée chargée des Petites et Moyennes Entreprises, du Commerce, de l’Artisanat et du Tourisme, Olivia Grégoire, joue ici un rôle décisif en faveur de l’ESS.

C’est aussi à l’ensemble des acteurs financiers et aux entreprises de s’emparer de ce changement d’échelle. Ils doivent œuvrer plus encore au développement de l’épargne solidaire, pour donner de nouveaux pouvoirs d’action aux citoyens et salariés épargnants.

Ils doivent aussi accroitre la mobilisation de leurs fonds pour investir en faveur de toutes ces entreprises qui placent l’utilité sociale et écologique au cœur de leur projet.

*Sondage OpinionWay pour France Active et Fair sur les Français et l’épargne solidaire – oct. 2023