Les initiatives des territoires en faveur des emplois non délocalisables de l’ESS

Entretien avec

Mahel Coppey, Présidente du RTES, Conseillère municipale, Vice-Présidente de Nantes Métropole en charge des déchets, de l’économie sociale et solidaire et de l’économie circulaire, Élue de quartier Nantes Sud

Depuis plus de deux décennies, au sein du Réseau des collectivités Territoriales pour une Économie Solidaire (RTES), bien avant la loi de 2014, des élus se mobilisent, toujours plus nombreux autour de la démarche alors pionnière de l’Économie Sociale et Solidaire, convaincus que l’ESS peut être « un cap pour une transition juste dans nos territoires ».

Vous êtes Présidente du Réseau des collectivités Territoriales pour une Économie Solidaire (RTES). Pouvez-vous nous conter sa genèse, ses actions et évolutions ?

Le RTES est un réseau créé par quelques élu.e.s il y a un peu plus de 20 ans en 2002. Ces élu.e.s, en charge de l’Économie Sociale et Solidaire, un sujet nouveau à l’époque dans les politiques publiques, ont ressenti le besoin de création d’un espace à la fois de partage de pratiques, et de plaidoyer au niveau local, national et européen.

Ces objectifs conduisent toujours les actions du RTES : faire connaître les initiatives accompagnées par les collectivités locales, partager les points de vue et modes de faire, identifier les leviers dont disposent les collectivités, former et accompagner élu.e.s et services des collectivités locales, d’une part, et d’autre part, porter la voix d’élu.e.s engagé.e.s, faire avancer la place de l’ESS dans les politiques publiques, de l’échelon le plus local à l’échelon européen voire international, en passant par le national.

Concrètement, les actions du RTES sont :

► L’organisation de temps d’échanges, de formation et de partages d’expériences entre collectivités, à destination des élu.e.s et technicien.ne.s. Ces rencontres, en présentiel ou en visio, sont organisées à l’échelle régionale, en lien avec les Chambres Régionales de l’ESS, ou à l’échelle nationale, au sein de chantiers de travail du réseau.

► La réalisation d’actions de communication, lettre d’informations, articles pour le site internet, collaboration avec la presse spécialisée, communiqués de presse… pour faire connaître le rôle possible des collectivités.

► La production de documents pratiques, s’appuyant sur des retours d’expériences et témoignages de collectivités, pour approfondir les enjeux et leviers d’action des collectivités.

► L’élaboration de plaidoyers/contributions, associant les collectivités membres au niveau local, national et européen. Le RTES est présent dans plusieurs instances nationales.

Des chantiers de travail sont mis en œuvre en fonction des attentes des collectivités adhérentes : la place de l’ESS dans les quartiers politique de la ville ou dans les territoires ruraux par exemple, la commande publique responsable, l’accès au foncier, mais aussi des sujets plus émergents, comme les réponses possibles de l’ESS aux nouvelles formes d’emplois et d’activités (par exemple avec les plateformes coopératives).

Ces chantiers donnent lieu à la publication de “RepèrESS” basés sur des pratiques et témoignages de collectivités, et apportant un outillage opérationnel aux collectivités et à leurs partenaires. Le dernier RepèrESS publié est consacré au rôle des collectivités pour accompagner la structuration de filières territoriales avec et par l’ESS.

Afin de répondre aux besoins des collectivités adhérentes, le RTES a récemment développé une mission d’appui-conseil auprès des collectivités adhérentes, autour de tout sujet intéressant les collectivités dans leurs liens avec les acteurs de l’ESS, et pour lequel il n’existe pas de réponse adaptée par ailleurs.

C’est par exemple le cas de nombreuses questions autour du rôle possible des collectivités dans les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC), mobilisant du droit public et du droit coopératif.

La dimension européenne est également une dimension importante des actions du RTES, avec la volonté d’une part de mieux comprendre le cadre européen, et de contribuer à le faire évoluer, et d’autre part de faire connaître les opportunités de financement européens et de favoriser les coopérations entre territoires au service du développement de l’ESS.

Quel est le profil de vos adhérents ?

Ils se caractérisent par leur grande variété. Le réseau rassemble aujourd’hui plus de 190 collectivités territoriales de tous les échelons, de la région à la commune, en passant par les métropoles et intercommunalités, dans des territoires urbains et ruraux, en France hexagonale comme en Outre-Mer.

C’est une des richesses importantes du RTES. Certaines collectivités sont engagées depuis de très nombreuses années dans le soutien à l’ESS, d’autres plus récemment.

Ces collectivités partagent la conviction que l’ESS est une économie en capacité d’apporter des réponses aux besoins économiques, sociaux et environnementaux des territoires.

Tous les niveaux de collectivités sont en effet concernés par le soutien à l’ESS, dont les domaines d’action croisent toutes les politiques publiques.

Les territoires sont-ils pionniers en termes d’ESS ?

Les structures de l’ESS sont d’abord des structures ancrées dans les territoires. Elles sont souvent créées pour répondre aux aspirations et aux besoins de leurs membres et du territoire. Elles mobilisent et valorisent les ressources du territoire (y compris des ressources humaines par exemple comme le bénévolat), et elles sont localisées près de leurs usagers et de leurs marchés. C’est pourquoi on parle souvent d’emplois “non délocalisables” dans l’ESS. Dans certains territoires, elles représentent le 1er employeur privé.

Les collectivités locales sont des partenaires importants de l’ESS, et nombre d’entre elles ont effectivement été pionnières, et ont développé des politiques de soutien à l’ESS bien avant la loi sur l’ESS de 2014.

Elles ont pu être pionnières par exemple dans le soutien aux dynamiques de coopération territoriales, qu’il s’agisse de Pôles Territoriaux de Coopération Économiques, de soutien aux lieux mutualisés ou aux SCIC.

Certaines d’entre elles ont également été pionnières dans les relations avec les acteurs : la co-construction de la politique publique par exemple est une caractéristique de beaucoup de politiques ESS.

Aujourd’hui, l’ESS n’est plus l’affaire de quelques un.e.s. Des milliers d’initiatives et d’acteurs dans les territoires défendent une autre conception du travail et de l’économie et inventent de nouveaux modèles.

Ils commencent à être reconnus par les institutions, y compris à l’échelle européenne avec l’adoption d’un plan d’actions en 2021 et à l’échelle internationale, avec l’adoption d’une résolution de l’ONU en avril 2023 sur « la promotion de l’économie sociale et solidaire au service du développement durable ».

Comment les collectivités accompagnent-elles les entrepreneurs et porteurs de projets de l’ESS ?

En fonction de leur échelle et de leurs compétences, les collectivités ont de nombreux leviers d’action à leur disposition pour soutenir l’ESS et accompagner ses acteurs. Elles doivent d’abord connaître et faire connaître les acteurs de leur territoire, et en particulier les structures d’accompagnement et de financement de l’ESS. Elles peuvent s’appuyer notamment sur les Chambres Régionales de l’ESS.

Elles peuvent soutenir l’émergence et le développement des projets, via des appels à projet par exemple, via le financement d’activités d’utilité sociale et environnementale. Elles peuvent s‘appuyer sur la commande publique responsable, favoriser l’accès au foncier…

L’expérience des collectivités du RTES montre que la visibilité de l’ESS dans l’organigramme technique et politique est une dimension importante, à l’interne comme à l’externe de la collectivité. Cela facilite le repérage et l’accompagnement des porteurs de projet, dont les projets, compte tenu de la transversalité de l’ESS, peuvent concerner toutes les politiques publiques (économie, transport, alimentation, numérique…).

Le RTES a réalisé 3 outils pour accompagner les collectivités :

► les kits RégionalESS,

► Départements & ESS et Communes,

► Intercommunalités & ESS.

Ces outils ont été créés avec et pour les élu.e.s des collectivités et sont chacun composés d’une vingtaine de fiches synthétiques donnant quelques clés pour la mise en œuvre d’une politique structurée de soutien à l’ESS, construite avec les acteurs, détaillant les leviers des Régions, Départements, intercommunalités et communes pour soutenir l’ESS (commande publique responsable, SCIC, mobilisation des fonds européens,…) illustrant par des exemples concrets la façon dont les différentes politiques thématiques relevant de la compétence de chaque niveau de collectivité peuvent intégrer l’ESS (développement économique, agriculture, tourisme, numérique, jeunesse, culture et sports…).

La pandémie a-t-elle freiné le développement de l’ESS ?

Si l’économie française a été lourdement touchée par la crise, l’ESS, elle-même ancrée dans une partie du tissu économique le plus concerné par les restrictions sanitaires — action sociale, activités culturelles, de sports et de loisirs, éducation populaire, tourisme social et solidaire, etc. —, a été d’autant plus impactée.

Qu’il s’agisse du secteur associatif et bénévole, du secteur coopératif ou, encore plus globalement, de la question de l’emploi directement en lien avec l’ESS, la crise Covid-19 aura révélé le réel besoin de soutien de ces secteurs dans leur projet social et économique, sans toutefois négliger l’engagement exceptionnel dont les secteurs les plus sinistrés auront fait preuve pour déployer des actions de solidarité, en s’inscrivant souvent dans une coordination avec les collectivités territoriales tout au long de la crise.

En effet, les collectivités locales se sont fortement mobilisées pendant la pandémie pour assurer la continuité du service public, accompagner les nombreuses initiatives citoyennes solidaires, mais aussi soutenir les acteurs de l’ESS. Retrouvez sur le site du RTES le repérage des mesures prises par les adhérents du réseau en soutien aux acteurs ESS.

Quels secteurs se démarquent aujourd’hui ?

L’ESS est toujours très présente dans de nombreux secteurs d’activité, comme l’action sociale, la santé, la culture, les sports et loisirs, et à ce titre un partenaire important des politiques publiques. Les récents scandales autour des EPHAD et des crèches soulignent l’enjeu de développer des modes de gestion non lucratifs ou à lucrativité limitée dans les métiers autour de l’humain.

De nombreuses initiatives, au carrefour des questions sociales et écologiques, se développent ces dernières années dans le domaine de l’alimentation et de l’agriculture, du réemploi et de l’économie circulaire, du numérique ou des mobilités par exemple.

Mais on trouve également des créations d’entreprises dans des secteurs inattendus c’est le cas par exemple d’une SCIC de fabrication de chapeau en feutre dans l’Aude, accompagnée par la Commune de Montazels et la Région Occitanie.

Vous êtes Vice-présidente, déléguée à l’Economie Sociale et Solidaire et l’économie circulaire à Nantes Métropole. Quels sont vos retours d’expérience sur ce territoire ?

La Métropole de Nantes est un territoire d’effervescence pour le développement de l’ESS. Les initiatives et porteurs de projets sont nombreux et la collectivité accompagne celles et ceux qui font le choix de porter ces changements de société profonds et nécessaires.

Ouverture en 2014 du Solilab, Pôle Territorial de Coopération Économique (PTCE) de 4 000m² dédié aux acteurs et activités de l’ESS, livret des structures de l’ESS qui continue de s’étoffer ou encore le prix annuel de l’innovation sociale qui récompense des projets enthousiasmants… Nombreux sont les exemples de la richesse de l’ESS au sein du territoire métropolitain.

L’enjeu est désormais de porter la rupture profonde que l’ESS propose, et d’accompagner les structures en difficulté face au système économique actuel qui pose la rentabilité et le profit comme unique boussole.

Dans un contexte de terreau particulièrement fertile (l’ESS constitue 16% de l’emploi salarié privé et 13% des établissements privés du territoire), nous ne pouvons nous reposer sur nos lauriers et devons continuer à soutenir ce nouveau modèle.

Quels sont selon vous les perspectives de développement de l’ESS et ses freins ?

L’ESS peut être “un cap pour une transition juste dans nos territoires”, comme l’indique une tribune récente impulsée par le RTES et cosignée par l’Association des Maires de France, l’Association des Maires Ruraux de France, l’Association nationale des pôles territoriaux et des pays, et France urbaine.

La tribune souligne l’importance de l’ESS pour changer de paradigme économique, et le rôle des territoires pour développer l’économie de demain. Développer des outils de financements patients, sortir des logiques de mise en concurrence des structures et des territoires, renforcer le soutien aux dynamiques de coopération territoriale, sont quelques-unes des propositions.

La loi sur l’ESS de 2014 a été un point d’appui important pour le développement de l’ESS. Elle a contribué à définir le périmètre des entreprises de l’ESS, elle a rendu obligatoire l’existence d’un volet ESS dans les stratégies régionales de développement économique.

Mais il faut aller plus loin, notamment en facilitant l’implication des collectivités qui souhaitent soutenir l’ESS, et en mobilisant de véritables moyens financiers, via par exemple une loi de programmation.

Alors que de nouveaux repères se cherchent, que l’urgence climatique et démocratique s’impose partout, les structures, référentiels et pratiques de l’ESS sont sans aucun doute des acquis précieux pour favoriser le mieux-vivre ensemble.